Interview

 

L’idée de ce projet vient d'un livre que j'avais trouvé chez un libraire de livres d'occasion alors que j’étais en train d'acheter des livres sur la seconde guerre mondiale. Il s’appelait de Hiroshima Fleur d'été (de Tamiki Hara), le témoignage d’un hibakusha. Ce livre m’a vraiment bouleversé. En le lisant que je me suis rendu compte de ce qui s'était vraiment passé après la bombe à Hiroshima et à Nagasaki. Ce qui m’a particulièrement troublé, c’était de ne rien savoir de cela... En France, à l’école, les bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki sont traités très vite. On apprend qu'il y a eu l'explosion, qu'il y a eu un certain nombre de morts, que le Japon s’est rendu et que la seconde guerre mondiale était ainsi finie. Mais on ne sait rien de ce qui s'est réellement passé. On n'est pas au courant des maladies que cela a entraîné, de toutes les souffrances et les peines que ces bombes ont causées. À partir de la lecture de ce livre, j'ai commencé à faire des recherches approfondies parce que j'avais besoin de comprendre. J’ai décidé de faire un film lorsque j'ai vu des archives américaines filmées à Hiroshima par les Américains après le bombardement. Dans une de ces archives, on voit un jeune soldat montrer comment la ville a été détruite en faisant des gestes à la caméra (le film est muet). Lors d’une séquence, il est sur un pont et montre une ombre blanche difforme au sol. Il met ses pieds à deux endroits de cette ombre et on se rend alors compte que cette tâche, cette ombre sur le pont, est celle d'un être humain qui a disparu lors de l’explosion. C’est à cause de cette disparition instantanée, photographique, de cet inconnu sur un pont que j'ai décidé de faire un film. C'est seulement plus tard, en regardant des photos de la ville, que je découvrais le Dôme. J’ai alors eu l’idée d’un film qui graviterai autour de ce bâtiment et qui me permettait de parler poétiquement du bombardement et de sa mémoire, ou plutôt du manque de mémoire.

La production de ce film a été relativement classique. J'ai écrit un scénario, avec mes producteurs, nous avons cherché de l'argent. Il nous a fallu deux ans pour obtenir une première subvention. Probablement parce que ce projet n’était pas habituel. Le scénario était, comme le film le sera, très métaphorique. Ce qui est reste assez mal accepté par les commissions de subventionnement, même pour un documentaire. Mais  grâce à une subvention en arts plastiques, nous savions que je pourrais aller à Hiroshima quoiqu’il arrive et cela nous a paradoxalement permis de trouver l’argent qui nous manquait pour faire le film.

J’ai travaillé un an sur le film. J’ai passé sept semaines à Hiroshima où j'ai travaillé avec une assistante japonaise, bilingue français-japonais, qui m'a aidé à assurer tous les rendez-vous avec les différentes institutions et avec les photographes pour récupérer les photographies. Et j'ai moi-même pris énormément de photographies pour la période contemporaine du film, même si je ne les ai finalement pas utilisées.

Dès l'écriture du projet, j'ai décidé que ce film serait construit par une accumulation de photographies présentant le Dôme d'Hiroshima. Je voulais, à la suite de mes films précédents, continuer ce travail d'animation d'archives photographiques que je menais. Je ne savais pas exactement le nombre de photographies que j'allais trouver mais je me doutais que, le Dôme étant le symbole de la ville, j'allais pouvoir trouver de nombreuses photographies du bâtiment. J'espérais pouvoir faire un montage, une animation, de ces images selon un axe chronologique (des images les plus anciennes aux plus contemporaines), et selon un axe spatiale (que l'on puisse « tourner » autour de ce bâtiment et faire des mouvements comme des mouvements de caméra). Une chose n'était pas prévue à l ‘écriture, c'est la manière dont les photographies s'enchaîneraient les unes aux autres. Dans le film, elles ne remplissent pas l'ensemble de l'image. Des fois, elles sont à gauche, des fois, elles sont centrées, des fois, elles sont à droite, plus en haut, plus en bas… Cette façon de les monter est venue du fait que les photographies que j'ai trouvées ne présentaient pas forcément le Dôme au centre de l'image. Si je voulais que le Dôme reste toujours au centre de l’image, il fallait donc que ce soit les photographies qui « se déplacent » dans le cadre. Grâce à cette manière de présenter les photos, il y a un  sentiment de voir les différentes strates du temps se superposer, un sentiment qui n'aurait pas pu advenir si j'avais fait un autre type de montage.

A chaque fois que je fais un film, ce qui m'intéresse, c'est de réussir à ce que les spectateurs se posent une question. Et si je réussis ça, pour moi le film est réussi, ce n'est rien de plus que ça. Si devant ce film, des spectateurs, en Europe, aux Etats-Unis ou ailleurs en dehors du Japon, se posent la question d’Hiroshima, de ce qui est arrivé là-bas, et de pourquoi « quelqu’un » a pu faire un tel film, j'ai le sentiment que je n'ai pas fait ce film pour rien.

La partie la plus agréable de ce travail a été de pouvoir passer du temps à Hiroshima. Ça n'a pas forcément été très facile… Quand on passe autant de temps dans un endroit aussi tragique qu’Hiroshima, on traverse des sentiments parfois difficiles à vivre. Mais, l'expérience d'avoir été là, directement sur le lieu, a été quelque chose d'assez exceptionnel. J’ai très apprécié de pouvoir passer ce temps dans un pays qui m'était étranger et d’y travailler, d'avoir un rythme régulier - se lever le matin, aller à des rendez-vous, prendre des photographies, rentrer le soir, avoir une vie très quotidienne -, et de ne pas être « touriste ». Ca m'a mis dans un état très agréable pour faire ce film et pour réussir à comprendre quelque chose d'Hiroshima que je n'aurais pas compris si j'étais venu moins de temps ou si j’avais vécu la ville dans un rapport différent. La partie la plus difficile dans la réalisation de ce film est aussi liée directement à mon séjour à Hiroshima. Par moment, les dialogues que j’ai eu avec certaines institutions de la ville qui s'occupent de préserver la mémoire des évènements, ont été très tendus. Si certaines des institutions de la ville ou de la préfecture ont fait tout ce qu'elles pouvaient pour m’aider, d'autres ont rejeté mes demandes et le projet. Je me suis rendu compte qu'il y avait des choses dont on ne pouvait pas discuter, en tout cas, nous ne trouvions pas de mots en commun. Que l'on me refuse, en tant qu'Occidental, en tant qu'Européen, d’utiliser des photographies qui ont été faites pour témoigner du bombardement d'Hiroshima, qu'on ne me fasse pas confiance, a été quelque chose de difficile pour moi parce que je pensais que malgré nos différences, nous faisions le même travail, celui d’entretenir la mémoire de cette ville.

Qu’est-ce que c'est que faire des films quand on est réalisateur ?, est une question difficile à répondre car il y a une part d’irraisonné dans le fait de vouloir faire des films. Pour moi, c'est avant tout me donner les moyens de travailler. Quand je me saisis d’un sujet et que j'ai une envie d’en tirer un film, je me documente énormément. Sans les films, je n'aurai pas d'obligation de lire autant de livres, de voir autant de films, de mener des recherches historiques si précises. Faire des films c'est un moyen de travailler et c'est aussi un moyen de transmettre les questions que j'ai traversées pendant ces recherches. Pour moi, un film n'est pas un endroit de réponse mais un endroit de questionnements. Evidemment, on a besoin de films sur Hiroshima qui racontent exactement ce qu'il s'est passé, mais moi, en tant que réalisateur, ce n’est pas ce que je veux faire.

La société, ou en tout cas les spectateurs de cinéma, ont besoin des films pour deux choses. D’abord, on a besoin de poésie, et on a besoin que l'on nous raconte des histoires. On a besoin de s'évader du quotidien mais aussi de voir le monde par un regard qui n’est pas le notre. Mais ensuite, on a aussi besoin de films qui travaillent le politique. Je n'entends pas le politique dans le sens de militant, engagé, mais au-delà. L'art est un moyen de poser des questions qui nous concernent tous en tant qu'êtres humains. C'est un moyen d’interroger, de montrer ce qui ne va pas, mais aussi de crier, de dire non, de se dresser. Pour moi, on a besoin du cinéma pour ces deux choses, la poésie et le politique. On a besoin d'intelligence et le cinéma peut être (devrait être ?) un endroit de l'intelligence.

D’après moi, il n'y a pas tant de différences que ça entre le court-métrage et le long-métrage. Un film, c'est un film, qu'il soit court ou qu'il soit long. Il faut que chaque sujet et la manière dont ces sujets sont traités correspondent à un temps « juste ». Cependant, dans le long-métrage, il y a beaucoup moins de liberté, les enjeux financiers sont importants. Tandis qu'en court-métrage, on est encore, comme c'est un cinéma de pauvres, dans une liberté de travail qui est très grande.

Le cinéma est un moyen d’expression incroyable car comme la musique et contrairement à d'autres formes d'art plus élitistes, ou bourgeois, comme le théâtre ou l’art contemporain, il peut parler à des publics très larges. Tout le monde écoute de la musique et voit des films, et ce depuis l’enfance. Les films, même lorsque l’on ne va pas au cinéma, on peut les voir à la télévision, en DVD, sur Internet. Quand on fait un film, potentiellement, on s'adresse à tout le monde. De plus, je crois que l’on peut amener assez facilement le public à voir des œuvres « différentes ». Nijuman no borei, malgré le fait qu'il ne soit pas « classique », a pu trouver un public assez large. Certaines formes télévisuelles contemporaines, comme le clip, rendent les spectateurs assez réceptifs à des formes de cinéma non traditionnelles.

 

Con-Can festival
2010